Interview Journal LA CITE 24-12-2013

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Interview Quotidien La Cité 24/12/2013 n°206

« Construisons pour nous même!»


Construire comme nous sommes, est en somme ce que propose l’architecte Lounès Messaoudi, prendre le taureau par les cornes pour expliquer à ses concitoyens et par extension aux pouvoirs publics locaux, que construire des bâtiments à coups de milliards de centimes en imitant aveuglement l’urbanisme d’autres pays ne fait qu’enlaidir nos beaux paysages.

Dans un cycle de conférences qui le mènera du Salon International Batimat de Paris, à l’Institut d’Architecture de l’Université Saad Dahleb de Blida, à l’EPAU d’Alger puis à l’Institut d’architecture de l’Université Mouloud Mammeri de Tizi-Ouzou, accompagné de son confrère et ami Smail Mellaoui, originaire de Batna ils évoqueront l’habitat traditionnel, où chaque région depuis des siècles a su adapter son habitat à son climat, sa topographie, etc.

Votre intervention au salon « Batimat » en France…

A l’invitation du Conseil national de l’ordre des architectes (CNOA), j’ai animé avec mon confrère et ami Smail Mellaoui une conférence sur l’architecture contemporaine en Algérie à travers la présentation d’un certain nombre de projets dont ceux récompensés par le prix national d’architecture, le but étant de présenter notre démarche de conception en général et d’un habitat contemporain répondant aux besoins de la famille algérienne. Cette conférence que nous avons complétée pour l’adapter aux étudiants en architecture algériens a été présentée ensuite à l’Institut d’Architecture de l’Université Saad Dahleb de Blida, à l’EPAU d’Alger et à l’Institut d’architecture de l’Université Mouloud Mammeri de Tizi-Ouzou.

Pouvez- vous nous parler de votre démarche de conception des projets…


Pour concevoir un projet adapté à notre époque, nous devons être fiers de ce que nous ont laissé les anciens, s’inspirer des leçons qu’ils nous ont léguées, être bien ancré dans le temps et dans le lieu présents, tout en se projetant vers l’avenir.
Dans le désert, la vallée du Mzab recèle un habitat ingénieux qui s’est adapté depuis plus de mille ans aux conditions climatiques extrêmes. Sa simplicité et la justesse de ses réponses sont à l’origine d’une beauté et d’une harmonie qui a étonné et inspiré de nombreux architectes. 
Dans la Casbah d’Alger, caractérisée par son adaptation au site, avec ses terrasses étagées vers la mer ou des techniques de récupération des eaux pluviales étaient déjà pratiquées depuis des siècles (des canalisations incorporées dans les murs menaient à des citernes creusées sous le patio). Tout rejet d’eau dans les rues était interdit. 
Dans les sites montagneux, les villages en Kabylie ou dans les Aurès ont été édifiés avec beaucoup de bon sens pour s’adapter aux conditions climatiques difficiles,…

Les constructions de ces époques anciennes respectaient des principes écologiques qui ont malheureusement étaient perdus. L’architecture d’aujourd’hui doit revenir au bon sens et à une conception exploitant les atouts naturels comme le soleil, la lumière, l’élément végétal comme éléments de confort thermique et psychologique et sachant se protéger des aléas climatiques (la chaleur ou le froid) par des procédés simples avant le recours excessif à une technologique gaspilleuse d’énergie, comme la climatisation abusive.

Quelle passerelle faut-il alors entre le procédé valable hier et celui incontournable aujourd’hui ?


En agissant sans prendre en compte ce riche passé ni même les conditions spécifiques à chaque lieu nous commettons beaucoup d’erreurs, des erreurs qui nous coûtent très cher. D’abord les constructions sont souvent inadaptées et inesthétiques et enfin juxtaposées les unes aux autres sans respect de normes urbaines, elles finissent par former des quartiers sans âme, chaotiques et inachevés ou personne n’a envie d’habiter.

Vivons-nous de la même manière aujourd’hui qu’il y a cent ans ? Même qu’il y a 30 ans ? La réponse est non. L’architecture contemporaine doit pouvoir nous apporter des solutions pour aujourd’hui en y intégrant le meilleur du passé. C’est par exemple de cette façon que je conçois un habitat avec des terrasses plantées et protégées des regards extérieurs car la vie doit pouvoir se passer aussi à l’extérieur. C’est le principe ancien d’introversion de la maison à patio avec une interprétation nouvelle adaptée aux conditions et possibilités actuelles par exemple l’utilisation de grandes baies vitrées pour les façades intérieures correctement orientées et les terrasses jardins par des procédés modernes simples.

Les réponses architecturales pour êtres adaptées aux besoins (site, programme, culture, climat etc…) doivent être murement réfléchies avant d’être dessinées puis présentées au maître de l’ouvrage pour être rediscutées et redessinées à nouveau pour arriver enfin à des volumes et des espaces harmonieusement agencés.

Ma démarche est donc simple, à partir des besoins du maître de l’ouvrage et des contraintes du site je travaille pour obtenir un ensemble bâti contemporain, cohérent et intégré répondant aux besoins des utilisateurs. En architecture les projets réussis sont d’abord ceux qui procurent un bien être pour leurs utilisateurs, que ces lieux soient destinés à l’habitation, à de l’activité (bureaux, école, hôpitaux…etc) ou aux loisirs. La démarche est sans cesse la même -et les résultats toujours uniques- : il s’agit de répondre aux besoins en inventant des solutions logiques et originales adaptées à chaque situation.

L’architecture n’étant pas une science exacte, il n y a pas de réponse toute faite à appliquer ou dupliquer, mais une réponse à trouver à chaque fois en se posant les bonnes questions. C’est bien là l’intérêt de ce métier ; l’architecte doit rechercher la satisfaction de l’utilisateur final en harmonie et en cohérence avec l’environnement du projet.

Je défends pour cette raison l’idée d’une évaluation des projets dans la durée, plutôt que de se baser uniquement sur des images instantanées forcément réductrices ou flatteuses. La réflexion sur les modalités d’un tel travail de critique qui devrait être pluridisciplinaire (architectes, sociologues, urbanistes, journalistes spécialisés, monde universitaire,…) sont un vaste sujet de réflexion, mais pour l’instant, à titre personnel, nous sommes attentifs aux retours des utilisateurs après la prise de possessions de nos projets.

Vous combattez cette façon toute «retenue», et officieusement avalisée de construire des immeubles en cube, avec un couloir au milieu ?


Le problème n’est pas la forme, car un cube, un cylindre ou une pyramide sont des formes pures que l’architecte utilise pour composer un ensemble bâti harmonieux, il n’y a pas de recette en architecture, regardez ce qui a été construit avant, chez nous ou ailleurs, et ce qui se construit maintenant chez nous, la création architecturale dépend plus de son auteur c'est-à-dire l’architecte que de son commanditaire le Maitre de l’Ouvrage. Ce n’est pas la complexité des formes qui fera la qualité d’un projet. Lorsque vous voyez un amalgame étrange de formes et de couleurs cherchant à plaire au plus grand nombre (le style « kitsch ») dites vous bien qu’il y a de fortes chances pour que cet objet ne réponde pas aux besoins de ses utilisateurs.
La réussite d’un projet est en réalité l’affaire de tous les intervenants, mais sans la présence du concepteur « l’architecte bâtisseur » jouant souvent le rôle du chef d’orchestre avec les différents corps d’état ou artisans, la cohérence de l’ensemble ne serait pas garantie. Il m’arrive souvent de même de mettre la main à la pâte sur le chantier pour un dialogue concret avec le plâtrier, le maçon ou le menuisier.

Nous avions nos cours, nos jardins, en berbère, "Afray" par exemple...


La maison Kabyle ou je suis né comme les maisons du village, est d’un style simple, pratique et agréable à vivre. Elle est composée de deux parallélépipèdes recouverts de toits en tuiles formant un « L » autour d’un espace central « afrag ou amrah » espace de vie car préservé des vues extérieures, il sert de distribution à toutes les pièces (c’est le cœur de la maison). Le style de ces maison n’était ni du Kitsch ni du Pastiche, mais la cohérence d’ensemble était préservée par l’utilisation des mêmes matériaux disponibles localement et selon des techniques et une organisation similaires et adaptées aux besoins. Aujourd’hui les habitants devraient conserver ces qualités tout en profitant de tout le confort qu’offre la modernité.
Voila pourquoi je me bats chaque jour et à chaque projet pour apporter des solutions simples, pratiques et adaptées aux utilisateurs.
Architectes et non architectes sont d’accord sur une chose : l’état esthétique de nos villes est déplorable, alors que faire ? Rester spectateur ? Parler de solutions importées et bêtement copiées ? bien sûr que non ! Il faut se mettre au travail sérieusement, c’est ce que nous avons dit avec mon confrère et ami Smail Mellaoui lors de nos conférences données à l’Université de Blida, l’EPAU d’Alger et l’Université de Tizi-Ouzou. Les étudiants ont été très réceptifs à cette démarche qui consiste à traiter avec la même attention les projets quels que soient leurs tailles et leurs coûts.
Les pouvoirs publics doivent encourager la conception contemporaine de qualité pour faire émerger de jeunes créateurs algériens qui n’attendent que cela. 
Les maîtres de l’ouvrage privés doivent être convaincus que s’ils font des économies sur la phase étude -qui est parfois perçue uniquement comme un moyen d’obtenir un permis de construire - c’est tout leur projet qui sera compromis. Le travail de conception ne peut être bâclé, c’est la phase primordiale du projet qui nécessite l’implication et l’engagement total des deux partenaires : le maître de l’œuvre qu’est l’architecte et le maître de l’ouvrage.
Nous avons autour de nous suffisamment d’exemples ratés, pour savoir ce qu’il ne faut pas faire, et pourtant …

Vos projets pour l'avenir?...


Continuer à faire mon métier d’architecte et me remettre en cause à chaque nouveau projet pour répondre au mieux aux besoins des utilisateurs en tenant compte de toutes les contraintes (site, culture, budget,…). C’est la seule manière pour moi d’être en cohérence avec les idées que je défends. 
J’ai réalisé depuis le début de mon activité en Algérie, par le fruit du hasard (ou du bouche à oreille) plusieurs projets de transformations ou de « réadaptation » de bâtiments inachevés et inadaptés malgré de grosses sommes gaspillées par des maîtres d’ouvrages. La satisfaction finale à l’issue des projets ne peut effacer l’idée qu’il aurait été plus utile, plus rapide, plus économique et plus réussi de pouvoir les concevoir dés le début. Défendre la place essentielle de l’architecte à la naissance de chaque édifice, c’est la bataille que doivent mener tous les architectes. Même s’il est certain que l’état actuel du cadre bâti imposera encore pour un moment ce travail de réadaptation et de « ré-harmonisation » des constructions pour preuve la prolongation de la loi 08-15.

Pour donner envie au gens de faire appel à un architecte, il faut travailler pour leur apporter plus que ce qu’ils attendent, les étonner et les surprendre pour les convaincre enfin qu’il seront toujours gagnants en faisant appel à un architecte et en étant très exigeant envers lui.
                                                                               

Propos recueillis par Ferhat Tizguine

Lounes MessaoudiComment